Physiocratie

Page de garde de la Physiocratie, ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain.

La physiocratie est une école de pensée économique dont la thèse centrale est que la valeur provient de l'agriculture, et que cette dernière doit être laissée à elle-même. Précurseur du libéralisme économique, cette école de pensée a fortement influencé l'école classique, et Adam Smith consacre un livre de la Richesse des nations à réfuter la physiocratie.

La physiocratie constitue aussi un important courant de réforme du droit et de la politique au XVIIIe siècle, du fait de ses théories du droit naturel et du despotisme légal. Le mouvement physiocratique connaît son apogée au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, pour devenir économiquement caduc avec le développement de l'industrie.

Présentation générale

D'après Jean Touchard, « la doctrine des physiocrates est un mélange de libéralisme économique et de despotisme éclairé, […] la pensée des physiocrates s'ordonne autour de quatre grands thèmes : la nature, la liberté, la terre, le « despotisme légal » […]. L'État doit être gouverné par des propriétaires fonciers ; eux seuls ont une patrie ; patrie et patrimoine sont joints. […] Les physiocrates sont donc hostiles à toute réglementation. Leur formule est « laissez faire, laissez passer » […] Les physiocrates sont partisans de la monarchie absolue »[1].

Histoire

L'histoire du mouvement physiocratique se déroule de la fin des années 1750 jusqu'à la Révolution française, l'apogée se situant dans les années 1760 et 1770.

François Quesnay, cofondateur de l’école de pensée physiocratique.
Le marquis de Mirabeau, cofondateur de l’école de pensée physiocratique.

Les fondateurs de cette école sont François Quesnay et le marquis de Mirabeau, qui se rencontrent à Versailles en [2]. Quesnay en devient le chef de file incontesté après la publication du Tableau économique en 1758, par lequel il décrit la circulation des richesses dans l'économie. L'Essai sur la nature du commerce en général de Richard Cantillon est une des principales inspirations du système que les physiocrates ont développé après l'invention du Tableau[3]. Les physiocrates, qui se rattachent plus largement au mouvement philosophique des Lumières et à l’Encyclopédie, furent à l'origine des réformes économiques de Turgot lorsqu'il fut nommé Contrôleur général des finances par Louis XVI. On les appelait essentiellement au XVIIIe siècle « les économistes ». Aujourd'hui, on leur donne généralement le nom de « physiocrates » pour les distinguer des nombreuses écoles de pensée économique qui leur ont succédé[4].

La « physiocratie » est le « gouvernement par la nature ». Le terme est forgé par Pierre Samuel Du Pont de Nemours en associant deux mots grecs : physis (la nature) et kratos (la force, le gouvernement). Autrement dit, c’est « l’idée que toute richesse vient de la terre, que la seule classe productive est celle des agriculteurs et qu'il existe des lois naturelles fondées sur la liberté et la propriété privée qu'il suffit de respecter pour maintenir un ordre parfait[5]. »

Le Tableau économique

Tableau économique de Quesnay.

Le Tableau économique de Quesnay s'inspire de la théorie des cycles de François Véron Duverger de Forbonnais[6] mais plus particulièrement du « zig-zag »[7], figure élaborée sous la plume de deux penseurs, Vincent de Gournay et Richard Cantillon. Ces travaux assez révolutionnaires pour l'époque anticipent ceux d'Adam Smith en s'intéressant aux sources de la création de la richesse, mais aussi et surtout à sa répartition via des diagrammes de flux et de stocks représentant de manière très élaborée le fonctionnement de l'économie : en particulier, la balance des échanges intérieurs et extérieurs. Le but de ce groupe de marchands et de grands commis de l'État est de mettre en place des outils qui permettront au roi de France de mieux mesurer la création et la distribution de richesses et ainsi pouvoir faire de meilleures lois permettant de prévenir les périodes de disettes (périodes de pénuries alimentaires). Cependant, en prenant pour hypothèse que le travail productif est la source de toute création de richesse[Qui ?][réf. nécessaire] (somptuaires aussi bien qu'alimentaires ou primaires), cette analyse heurtait en plein front les idéaux de l'aristocratie française, pour laquelle le simple fait de travailler était synonyme de dérogeance ; si un noble consacrait toutes ses journées à travailler et que cela venait à se savoir, il en perdait son statut, et seule une lettre de réhabilitation du roi pouvait le lui restituer.

François Quesnay, en habile politique, va, dans le Tableau économique, faire reposer la source de la richesse non plus sur le travail[réf. nécessaire], mais sur la capacité « miraculeuse » de la terre à produire de la nourriture à chaque printemps. Il arrivera ainsi à se concilier les bonnes grâces des rentiers terriens tout en proposant un nouveau système prenant en compte autant que faire se peut les idées nouvelles et permettant de dépasser le mercantilisme (et le colbertisme) sans révolutionner la société. Les physiocrates font émerger des principes foncièrement naturalistes, et au fond anti-chrétiens pour leur temps, notamment l'idée selon laquelle les progrès de l'agriculture permettraient à Adam de se laver du péché originel en n'ayant plus à travailler à la sueur de son front pour assumer sa subsistance. Ils expriment ainsi des idées, très souterraines au XVIIIe siècle – et pas uniquement françaises –, selon lesquelles l'homme, en tant qu'individu, pourrait avoir accès à l'intégralité du bonheur en tant que créature limitée, et qu'il n'y aurait donc nul besoin de transcendance. C'est Turgot qui est l'auteur du texte d'une gravure sur bois à l'effigie de Benjamin Franklin : « Eripuit caelo fulmen sceptrumque tyrannis » (il arrache au ciel le feu et le sceptre de la tyrannie), devise dont certains[8] ont noté le caractère particulièrement « luciférien » pour l'époque.[réf. nécessaire]

Les Éphémérides du citoyen

Après avoir publié leurs écrits dans le Journal de l'agriculture, du commerce et des finances, les physiocrates rejoignent les Éphémérides du citoyen, dirigé par l’abbé Baudeau, nouvellement converti à l'école de Quesnay. Du Pont de Nemours, le marquis de Mirabeau et l'abbé Baudeau en feront le sanctuaire de la pensée économique des physiocrates, ainsi qu'un moyen privilégié de diffusion des principes économiques en France. C'est notamment dans les Éphémérides que seront publiées les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses de Turgot[9].

Illustration de Physiocratie avec les inscriptions Non oderis laboriosa opera, et Rusticationem creatam ab Altissimo (Ne hais ni les travaux laborieux ni l’élevage ordonné par le Très Haut) Eclesiast. C. VII. V. 16. et Qui operatur terram sum satiabitur (Qui travaille la terre sera comblé) Prov. C. XII. V. ii.

Fond théorique

Origine de la richesse

En opposition aux idées mercantilistes, les physiocrates considèrent que la richesse d'un pays consiste en la richesse de tous ses habitants et non pas seulement en celle de l'État. Cette richesse est formée de tous les biens qui satisfont un besoin et non de métaux précieux qu'il faudrait thésauriser. La richesse doit être produite par le travail.

Pour les physiocrates, la seule activité réellement productive est l'agriculture. La terre multiplie les biens : une graine semée produit plusieurs graines. Finalement, la terre laisse un produit net ou surplus. L'industrie et le commerce sont considérés comme des activités stériles car elles se contentent de transformer les matières premières produites par l'agriculture.

Classes sociales

La physiocratie distingue trois classes d'agents économiques :

  1. La classe des paysans, qui est la seule productive (producteurs terriens) ;
  2. La deuxième classe est appelée stérile et est composée des marchands et « industriels » ;
  3. La troisième classe est celle des propriétaires.

Cette vision ainsi segmentée de l'économie est naturelle à une époque où l'immense majorité de la population est formée d'agriculteurs qui semblent produire tout juste de quoi assurer leur propre survie. La thèse selon laquelle la terre est la seule source de richesse, qui distingue les physiocrates de leurs contemporains et de leurs successeurs classiques, est néanmoins secondaire par rapport aux autres apports par lesquels les physiocrates se distinguent de leurs prédécesseurs, qui ont été repris par les classiques et qui fondent l'économie moderne.

En effet, Vincent de Gournay et Turgot, souvent assimilés à l'école physiocratique, pensent au contraire que les manufactures et le commerce sont générateurs de richesses : ils rejoignent en cela François Véron Duverger de Forbonnais qui va d'ailleurs s'opposer radicalement à Quesnay à partir de 1767 (cf. la « controverse sur le commerce »). Ils ne doivent donc pas être comptés comme pleinement physiocrates même s'ils ont fait de sensibles emprunts à ces derniers.

Le droit naturel

Selon les physiocrates, il existe un ordre naturel gouverné par des lois qui lui sont propres, et qui repose sur le droit naturel. Par exemple, chaque homme a droit à ce qu'il acquiert librement par le travail et l'échange. Le rôle des économistes est de révéler ces lois de la nature. La liberté, la propriété et la sûreté sont des droits naturels que le souverain doit respecter et protéger en les consacrant dans le droit positif. Le rôle du pouvoir est de garantir l'application du droit naturel. Sur ce point, les physiocrates ont profondément inspiré les rédacteurs de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Thèses

L'impôt unique

Les physiocrates sont favorables à une réforme complète de la fiscalité. Considérant que l'agriculture est la seule activité qui produit réellement des richesses nouvelles, ils réclament, dans leurs nombreuses publications, l'abolition de tous les impôts existants et à leur remplacement par un impôt unique sur le « produit net » des terres.

Libéralisme économique (laissez-faire)

Portrait de François Quesnay (souvent donné, à tort, pour celui de Vincent de Gournay).

Dans la controverse sur le commerce des grains qui marque le milieu du XVIIIe siècle, les physiocrates prennent parti contre les restrictions gouvernementales au commerce des blés (qui sont à l'époque la base de l'alimentation). Plus généralement, ils affirment que la meilleure façon de maximiser la richesse de tous est de laisser chacun agir à sa guise selon ses moyens et mettent ainsi au premier plan la liberté du commerce comme principe de politique économique[10].

Vincent de Gournay a popularisé la fameuse phrase « Laissez faire les hommes, laissez passer les marchandises », probablement due au marquis d'Argenson, et qui passera à la postérité. Ce programme résumé en une phrase connaîtra un renouveau particulier avec la mise en avant des idées libérales dans le dernier quart du XXe siècle, les partisans du libre-échange reconnaissant les physiocrates comme des précurseurs du libéralisme économique[11].

L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767) de Lemercier de La Rivière, maître-livre du despotisme légal.

Despotisme légal

Les physiocrates ne remettent pas en question la monarchie, mais veulent que le souverain, loin de se comporter en monarque absolu ou en despote arbitraire, se soumette au droit naturel et le fasse respecter. Or, pour faire respecter les lois naturelles qui s'imposent à tous, le prince doit user de toute son autorité. Cette théorie porte le nom de « despotisme légal », à savoir un monarque qui est entièrement soumis aux lois naturelles supérieures. Développée par Lemercier de La Rivière, dans L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, cette conception s'apparente plus au concept libéral d'État minimum qu'à l'acception courante du mot despotisme.

Décentralisation administrative

Les physiocrates figurent parmi les premiers partisans d'une décentralisation administrative en France. Ils souhaitent confier la gestion des affaires locales à des représentants élus qui agiraient de façon autonome par rapport au pouvoir central. L’État physiocratique est ainsi une alliance entre « autorité et décentralisation », selon la formule d'Anthony Mergey[12]. Leur grand projet politique est de construire un État monarchique doté à la fois d'un souverain fort et d'administrations locales libres d'agir comme elles l'entendent.

Influence

La physiocratie en Europe

Charles-Frédéric de Bade, un souverain "physiocrate".

Loin de se limiter à la France, l'influence des physiocrates a été très grande dans l'Europe du XVIIIe siècle. Leurs ouvrages ont été lus par de nombreux intellectuels et dirigeants. De même, leurs idées, particulièrement nouvelles pour l'époque, ont fortement inspiré de nombreuses réformes politiques, économiques et juridiques. Le margrave Charles-Frédéric de Bade, le grand-duc Pierre-Léopold de Toscane, futur empereur romain germanique, le roi Gustave III de Suède, le roi Stanislas II de Pologne et même, un temps, la tsarine Catherine II de Russie ont été largement séduits par cette école de pensée.

La réception des idées des physiocrates induit cependant des différences d'interprétation en fonction des pays. D'après Thérence Carvalho, les textes de l’école physiocratique « n’importent pas avec eux les circonstances particulières de leur création et sont alors réinterprétés en fonction du contexte propre à leur réception. Ces acclimatations et appropriations de certains concepts physiocratiques, isolés de leur champ de production originel, peuvent même être mises au service d’objectifs politiques radicalement différents de ceux pour lesquels ils ont vu le jour »[13].

La physiocratie n'est cependant pas acceptée partout avec enthousiasme. En effet, comme l'explique Thérence Carvalho, « de nombreux pays d’Europe se maintiennent longtemps à l’écart de la physiocratie », comme l’Espagne, le Portugal ou la Grande-Bretagne, « où les gouvernants et intellectuels n’accueillent que tardivement et parcimonieusement ses idées »[13].

La physiocratie et la Révolution française

La physiocratie constitua une référence intellectuelle majeure durant la Révolution française[14]. Les propositions de réformes économiques des physiocrates, que Turgot avait tenté en vain d'appliquer lorsqu'il était ministre, sont reprises par l'Assemblée nationale Constituante[15]. Ainsi, le décret d'Allarde des 2 et 17 mars 1791 établit le principe de liberté du commerce et la loi Le Chapelier des 14 et 17 juin 1791 abolit les puissantes corporations d'Ancien Régime.

Liste des physiocrates et des principales œuvres

Les principaux ouvrages physiocratiques sont les suivants :

Notes et références

  1. Jean Touchard, Histoire des idées politiques, t. 2, Du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, PUF,
  2. « Correspondance Mirabeau - Sacconay (1731-1787) », sur Lumières.Lausanne
  3. (en) Auguste Bertholet, « The intellectual origins of Mirabeau », History of European Ideas,‎ , p. 1-5 (lire en ligne)
  4. George Bannock, R. E. Baxter and Evan Davis, The Penguin Dictionary of Economics, 5e éd., Penguin Books, 1992, p. 329.
  5. « Définition de PHYSIOCRATIE », sur cnrtl.fr (consulté le )
  6. Éléments du commerce, Leyde, Briasson, 1754.
  7. Simone Meysonnier, La Balance et l'Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle, Les éditions de la passion, 1989.
  8. Voir René Guénon, Aperçus sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, compte-rendu et article relatif à Benjamin Franklin dans un commentaire à l'attention de G. L. Jarray.
  9. Benoît Malbranque, « Les Éphémérides du Citoyen : première revue d'économie », Laissons Faire, no 3, août 2013.
  10. « Les physiocrates sont les premiers libéraux ; ils considèrent que l'État ne doit pas intervenir dans l'économie et qu'il doit respecter les lois physiques qui la guident. Les intérêts individuels, et surtout ceux des agriculteurs, sont conformes à l'intérêt général. Il faut respecter l'ordre naturel de l'économie et respecter la propriété privée ». Marc Montoussé, Théories économiques, Paris, Bréal, 1999, p. 11.
  11. Montoussé, op. cit.
  12. Anthony Mergey, L’État des physiocrates : autorité et décentralisation, Aix-en-Provence, PUAM, , 586 p.
  13. a et b Thérence Carvalho, La physiocratie dans l'Europe des Lumières. Circulation et réception d'un modèle de réforme de l'ordre juridique et social, Paris, Mare & Martin, , 808 p. (ISBN 978-2-84934-508-5), p. 613-614
  14. Philippe Steiner et Loïc Charles, Entre Montesquieu et Rousseau : la Physiocratie parmi les origines intellectuelles de la Révolution française, vol. 11 : Études Jean-Jacques Rousseau, Paris, Éditions À l'écart, (ISSN 0986-2773), p. 83-159
  15. Jean-Alain Lesourd et Claude Gérard, Histoire économique, Paris, Armand Colin, , p. 154.

Voir aussi

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Bibliographie

  • Thérence Carvalho, La physiocratie dans l'Europe des Lumières. Circulation et réception d'un modèle de réforme de l'ordre juridique et social, Paris, Mare & Martin, 2020, 808 p.
  • Yves Citton, Portrait de l'économiste en physiocrate. Critique littéraire de l'économie politique, Paris, L'Harmattan, 2001, 348 p. (ISBN 2-7384-9996-1)
  • Bernard Delmas, Thierry Demals et Philippe Steiner (eds.), La diffusion internationale de la physiocratie (XVIIIe-XIXe), Grenoble, PUG, , 482 p.
  • Luigi Einaudi, François Quesnay et la physiocratie (Tome I), Institut national d’études démographique, , 392 p.
  • René Grandamy, La physiocratie : théorie générale du développement économique, Marton, , 148 p.
  • Yves Guyot, Quesnay et la physiocratie, Paris, Guillaumin, 1888.
  • Gérard Klotz, Philippe Minard et Arnaud Orain (dir.), Les Voies de la richesse ? La physiocratie en question (1760-1850), Presses universitaires de Rennes, 2017, (ISBN 978-2-7535-5538-9)
  • Anthony Mergey, L’État des physiocrates : autorité et décentralisation, Aix-en-Provence, PUAM, , 586 p.
  • Arnault Skornicki L'Economiste, la cour et la patrie, Paris, CNRS, 2011, 448 p.
  • Georges Weulersse, La physiocratie à la fin du règne de Louis XV (1770-1774), PUF, 1959, 238 p.
  • Georges Weulersse, La physiocratie sous les ministères de Turgot et de Necker (1774-1781), PUF, , 371 p.
  • Georges Weulersse, La physiocratie à l’aube de la révolution (1781-1792), Édition de l’école des hautes études en sciences sociales, , 452 p.
  • Georges Weulersse, Le mouvement physiocratique en France (1756-1770), Paris, Félix Alcan, , xxxiv, 617, 768, 2 vols (ISBN 978-2-05-101904-0).

Articles connexes

Liens externes